Choukri Hmed, sociologue et maître de conférences à l’Université Paris-Dauphine et chercheur à l’Institut de Recherche interdisciplinaire en Sciences sociales (IRISSO), nous délivre dans cette interview son parcours académique et professionnel ainsi qu’une analyse sociologique approfondie du phénomène révolutionnaire dans le monde arabe.
Dr. Hmed, pouvez-vous vous présenter, nous parler de votre spécialité et de vos thèmes de recherche?
J’ai une triple formation en science politique, en sociologie et en langue arabe. J’ai fait à la fois de la science politique à l’Institut d’Etudes politiques de Lyon et de la sociologie car je suis agrégé de sciences sociales. Et ma troisième formation c’est l’arabe. J’ai une licence en civilisation et langue arabe de l’Université Paris IV. Je travaille sur plusieurs thèmes de recherche. J’ai commencé par travailler sur l’immigration en France, dans ses relations à la fois avec l’Etat, les mobilisations et les mouvements sociaux. Ma thèse de doctorat a essentiellement porté sur la politique française de logement social des étrangers de 1950 aux années 2000.
Elle a aussi traité des relations entre l’Etat et les émigrés c’est-à-dire la façon dont les émigrés ont réagi par rapport à ces politiques, en ayant notamment recours à des actions collectives dans les années 1970 pour protester contre des politiques autoritaires, qui leur laissaient peu de droit à l’existence civique et politique. J’ai aussi travaillé sur l’Etat et l’administration coloniaux, notamment l’Etat colonial en Algérie et la façon dont cet Etat s’est structuré depuis le début de la colonisation jusqu’à 1962, date de l’indépendance de l’Algérie, et les pratiques concrètes d’encadrement des populations indigènes par les administrateurs français. Ma troisième spécialité c’est la révolution tunisienne, et la sociologie des révolutions du « Printemps arabe », un travail que je mène depuis trois ans.
« Ayant vécu moi-même l’émigration et surtout en ayant vécu autant en Tunisie qu’en France, je me suis rendu compte que beaucoup de choses étaient dites sur les émigrés qui étaient finalement plaquées sur eux. »
Pourquoi vous êtes-vous orienté vers ces domaines?
Ayant vécu moi-même l’émigration et surtout en ayant vécu autant en Tunisie qu’en France, je me suis rendu compte que beaucoup de choses étaient dites sur les émigrés qui étaient finalement plaquées sur eux. Que l’expression autonome de l’émigration n’était pas très développée et que finalement il y avait pas mal de choses qui étaient dites sur eux et que je pensais pouvoir – modestement bien sûr – produire une discussion scientifique qui pourrait avoir une forme de légitimité produite par quelqu’un qui est issu de ces expériences là. Ça ne veut pas dire que lorsqu’on est issu d’une expérience on a une meilleure vue et une meilleure vision ; parfois c’est l’inverse. Je suis aussi attiré par le travail institutionnel, le travail des institutions sur les individus. Moi-même ayant vécu des expériences qui m’ont marqué au sein des institutions et de l’institution scolaire en particulier, je me suis focalisé sur le travail institutionnel notamment les foyers mais aussi sur la mobilisation et l’intégration des émigrés. Deux raisons m’ont poussé à étudier la révolution tunisienne. La première c’est que je travaille sur les mouvements sociaux, les mobilisations et l’engagement protestataire et la deuxième c’est que je suis tunisien par mon père. Ce n’est pas quelque chose automatique bien sûr car je connais beaucoup de Tunisiens qui ne veulent pas travailler sur la Tunisie parce qu’ils ne veulent pas toucher ces choses du doigt. Personnellement, j’ai essayé de mettre à profit les compétences que j’avais tant en termes théoriques qu’en termes pratiques et qu’en termes méthodologiques. Je pratique beaucoup l’ethnographie et avec ma maîtrise de la langue arabe je peux accéder à des groupes qui sont peu représentés dans les recherches pour des raisons de langue. De nombreux chercheurs étrangers qui travaillent sur la Tunisie ne maîtrisent pas la langue arabe, ce qui pose un problème. Ils rencontrent des gens qui ne parlent que le français ; or ceux qui parlent cette langue appartiennent à une classe particulière qui ne représente pas l’ensemble du peuple tunisien.
« Je pense qu’on ne doit pas chercher à trouver le modèle théorique qui va expliquer les mouvements révolutionnaires, il n’y a pas de modèle pour expliquer le « Printemps arabe » en lui-même, ni même dans chaque pays. »
Vous vous intéressez principalement aux mouvements sociaux. Pensez-vous que les théories classiques sont appropriées pour expliquer l’état des lieux dans les sociétés arabes? Faut-il réinventer un nouveau cadre théorique?
Charles Tilly a écrit une chose importante, « s’il y a bien une loi des révolutions c’est qu’il n’y a pas de loi des révolutions ». Autrement dit il n’est pas possible de prédire un phénomène révolutionnaire ni d’expliquer un phénomène révolutionnaire nouveau de la même manière qu’on a expliqué des phénomènes révolutionnaires précédents. Il me semble que concernant les révolutions où les mouvements dans les pays du « Printemps arabe » – même si je n’aime pas trop l’expression –, il y a des éléments théoriques qui me paraissent importants et sur lesquels on a peu insisté comme les connections entre différents groupes sociaux et le fait que les phénomènes révolutionnaires sont directement inscrits dans des conditions sociales et économiques. Je pense qu’on ne doit pas chercher à trouver le modèle théorique qui va expliquer les mouvements révolutionnaires. Il n’y a pas de modèle pour expliquer le « Printemps arabe » en lui-même, ni même dans chaque pays. Il faut à mon sens partir des questions posées par des penseurs des sciences sociales comme Tocqueville, Marx ou Durkheim. Il me semble qu’il faut tenir compte de la dimension de l’Etat, des formes de l’Etat, de la nature de l’Etat dans l’ensemble de ces pays et dans ses relations avec les différents groupes sociaux qui se sont engagés dans les mouvements révolutionnaires, qu’il s’agisse de groupes populaires ou des élites. Il faut revenir à la question de la nature du lien qui lie les citoyens et l’Etat parce qu’on a des formes complètement différentes en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen, au Bahreïn et en Syrie. Et les trajectoires historiques de ces différents Etats provoquent ou exercent une contrainte forte sur la façon dont les mouvements révolutionnaires se pensent et peuvent émerger.
En France on s’est beaucoup inspiré du travail des historiens qui ont notamment montré qu’il est commun pour analyser un changement d’adopter une posture téléologique. On s’est beaucoup inspiré en science politique du travail de l’historien Timothy Tackett qui a travaillé sur la révolution française. Il montre comment les députés de 1789 ont appris à devenir des révolutionnaires au fur et à mesure des événements, des circonstances, des rencontres et des différentes séances de l’assemblée ; comment ils ont appris à construire un discours radical. Je pense qu’il faut avoir à l’esprit ce schéma qui ne présume pas la fin de l’histoire lorsqu’on analyse les changements de régimes dans le monde arabe. Il faut se mettre à la place des acteurs aux différentes étapes du mouvement sachant qu’ils étaient dans l’incertitude du lendemain. Il est important d’abandonner l’idée qu’il y a une marche naturelle, évolutionniste de l’histoire avec des trajectoires fixées à l’avance. Il faut toujours penser qu’il y a des choses qui ne sont pas advenues mais étaient possibles au moment où elles se sont passées.
Quelles différences existe-t-il entre les soulèvements des pays du « Printemps arabe » (Tunisie, Libye, Egypte…) et les mouvements des monarchies du Golfe (Bahreïn, Arabie saoudite…)?
Je ne pourrais pas répondre à cette question parce que, encore une fois, la caractéristique du travail de ceux qui étudient le « Printemps arabe » est d’étudier des événements très contemporains. Il y a très peu de travaux comparatistes qui permettent d’aller plus loin que les seuls rapports journalistiques. De toute façon que ce soit dans les pays monarchiques ou ailleurs, ça a commencé comme des révoltes, même si les effets d’apprentissage entre les pays arabes et les communications ont fait que le mot de révolution a circulé entre les pays arabes rapidement pour qualifier les événements. Les pays monarchiques qui sont d’énormes Etats rentiers, sont capables, comme l’Algérie par exemple, de freiner les ardeurs révolutionnaires en finançant des groupes et des secteurs et d’essayer de ralentir les changements en les pourvoyant de ressources supplémentaires. C’est un des grands mécanismes assez connus.
Peut-on dire que les revendications dans les pays du « Printemps arabe » sont à la fois politiques et sociales tandis que celles des pays du Golfe sont de nature politique?
Personnellement j’ai du mal à croire que les révolutions et les mouvements sociaux puissent être uniquement sociaux ou politiques. Il y a toujours des enchevêtrements, des connexions entre les réalités sociales que vivent les individus et qui sont ensuite transformées ou politisées par d’autres groupes ou par ces mêmes groupes. Ce sont des questions de place et des questions de classe sociale qui se jouent à la fois dans les pays du Moyen-Orient et les pays du Golfe. La place de la minorité chiite par exemple n’est pas uniquement une question politique, c’est aussi une question d’accès à des ressources et une question de structuration sociale. Il s’agit de leur place dans la société. Donc c’est toujours entremêlé. Après il y a les formalisations et les traductions politiques spécifiques.
Un peuple révolutionnaire aspire plutôt à des gains matérialistes ou à des gains symboliques? Pouvez-vous nous tracer un bilan de gains communs entre les peuples du printemps arabe?
Là aussi, on ne peut pas les séparer. J’ai précisé dans la conférence[1] qu’un des slogans de la révolution tunisienne était « L’emploi est un droit, bande de voleurs « . Le travail a une dimension matérielle (quoiqu’également symbolique), mais en même temps le deuxième slogan que je n’ai pas évoqué en conférence était « Travail, liberté et dignité nationale ». Dignité nationale et liberté, ce ne sont pas juste des slogans que les manifestants ont ajoutés pour faire beau. Je pense que la demande centrale d’emploi a une dimension à la fois matérielle mais aussi symbolique parce que les Tunisiens cherchent à vivre avec dignité. La dignité nationale implique des revendications identitaires. Le peuple tunisien se considère dominé dans le système des relations internationales, sans représentation légitime, bien que légalement il le soit (ou il l’a été, plus justement, par un régime politique autoritaire). Pour des tas de raisons, comme dans le cas d’accords avec l’Union européenne ou avec les Etats-Unis, les pays arabes sont dépendants de ces grandes puissances. La question de la souveraineté nationale n’est pas une question formelle, c’est une question pratique. Les classes populaires ont une vision très claire et très précise, parfois même très informée et experte, du gaspillage des ressources et parfois même plus claire que les élites politiques, notamment lorsque des entreprises s’installent et épuisent les ressources auxquelles les habitants ne peuvent plus avoir accès ou avec des restrictions. Par exemple, la Tunisie a des ressources pétrolières mais elle est obligée de racheter son pétrole parce qu’elle n’est pas capable de le raffiner elle-même. Elle possède également des mines de sel mais un accord très ancien permet aux sociétés étrangères de l’acheter avec des tarifs ridicules. Donc toute la valeur ajoutée est à l’extérieur. Pour revenir à votre question ce sont des revendications à la fois matérielles mais aussi des questions de dignité. Ce sont des inégalités fondamentales qui font que les gens se révoltent.
« La question de la souveraineté nationale n’est pas une question formelle, c’est une question pratique. »
Vous êtes actuellement responsable d’une mention de Master sociologie-science politique à l’Université Paris-Dauphine, pouvez-vous nous parler de ce Master?
Je suis responsable effectivement jusqu’à cette année du Master Etudes et Recherches politiques et sociales, Parcours Recherche « Politisation et Action publique » de l’Université Paris-Dauphine. C’est un Master qui est à la croisée de la sociologie et de la science politique et qui a un double parcours recherche et professionnel. Il y a un ensemble de cours communs pour les étudiants des parcours professionnel et recherche et ensuite il y a deux parcours distincts, professionnel et recherche. Je suis responsable de la branche recherche. A partir de l’année prochaine le Master va changer d’intitulé et devenir « Politique publique et opinion : Etudes, Enquêtes et Evaluation »[2]. C’est un Master qui forme les étudiants dans la filière professionnelle à tout ce qui est évaluation des politiques publiques et forme au métier de chargé d’études qualitatives et quantitatives pour les administrations ou les organismes para-publics. Et pour le parcours recherche on forme essentiellement des étudiants qui se destinent vers l’enseignement et la recherche notamment sur les questions de politisation et d’analyse des politiques publiques.
Vous avez été professeur invité à l’Université de Stanford, pouvez-vous nous décrire votre expérience?
C’était une expérience intéressante. J’ai rencontré des étudiants qui sont à Paris pour une période déterminée. L’expérience était intéressante du point de vue pédagogique parce que la pédagogie américaine est tout à fait différente de celle française. Elle est plus interactive, elle s’appuie beaucoup plus sur le travail des étudiants eux-mêmes en classe et sur le travail personnel. Le deuxième intérêt, c’est le contenu du cours qui portait sur l’émigration et la colonisation, quelque chose qui a du mal à être enseigné en France. Donc ça m’a aidé dans le cadre de ce cours de clarifier certains points sur les questions de l’émigration et de la colonisation.
« Il me semble que la formation en sciences sociales et notamment la formation en science politique qui est délivrée ici est de très bonne qualité. »
Vous avez participé à une mission d’enseignement de 12 heures en « Développement politique » (3e SCPO) à la FESP. Quelle a été l’expérience? Quels sont les principaux thèmes que vous avez abordés?
Je suis très content pour des tas de raisons. Premièrement parce que j’enseigne auprès d’étudiants arabes. Je pense qu’il n’y a pas d’équivalent ou très peu d’équivalents de la FESP dans le monde arabe. Et s’il y en a, il me semble que la formation en sciences sociales et notamment la formation en science politique qui est délivrée ici est de très bonne qualité. C’est très important pour moi en tant que chercheur en sciences sociales travaillant sur le monde arabe de pouvoir contribuer – modestement – à nouer des liens avec des étudiants notamment via les cours mais aussi via les conférences afin de les socialiser aux méthodes des sciences sociales et politiques pour leur donner des outils afin de comprendre le monde dans lequel ils vivent. L’expérience est très riche aussi parce que les étudiants sont, à la différence des étudiants français, beaucoup plus participatifs, beaucoup plus interrogatifs. Enfin, les relations enseignants-étudiants sont à la FESP de très bonne qualité. Il y a vraiment une facilité de contact, contrairement à la France où les relations entre les enseignants et les étudiants sont beaucoup plus hiérarchisées.
Pendant les cours, j’ai abordé plusieurs thèmes, surtout des thèmes sur lesquels les étudiants n’avaient pas beaucoup de données, comme la sociologie de l’autoritarisme, la théorie de la démocratie directe et représentative, la théorie de l’Etat et les modèles de transition démocratique, le modèle de consolidation autoritaire et enfin les théories des révolutions. C’était vraiment dense parce que j’étais obligé de travailler sur les textes et en classe. Mais l’idée était d’engager avec eux une discussion sur certains points théoriques, des concepts et des données bien sûr historiques et cela a, à mon sens et j’espère aussi au leur, très bien fonctionné.
[1] Conférence sur les « Origines sociales de la révolution tunisienne entre l’événement historique et les structures sociales » présentée par Choukri Hmed le 18 mars 2014 à la faculté d’Economie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire (lire page 3).