Dans cette interview, Ahmed Abd Rabou, professeur de science politique à la Faculté d’Economie et de Sciences politiques de l’Université du Caire, discute l’état actuel du mouvement étudiant et son rôle politique.
Pouvez-vous nous donner un aperçu de votre parcours académique et professionnel? Quels sont vos domaines de spécialités?
Je suis diplômé de la Faculté d’Economie et de Sciences politiques en 2001. En 2002, je suis parti au Japon où j’ai complété mes études supérieures et obtenu mon master en 2006 de l’Université de Tokyo et mon doctorat en 2011 de l’Université de Hokkaido. Je me suis spécialisé en politiques comparées et plus spécifiquement dans le processus de production des décisions politiques et des politiques publiques. J’ai enseigné pour une courte durée à l’Université d’Hokkaido, puis j’ai décidé de rentrer en Egypte en 2011. Actuellement, j’enseigne à la Faculté d’Economie et de Sciences politiques de l’Université du Caire aux étudiants de licence et également du programme de Master Euromed.
« De mon point de vue, l’Etat civil et la démocratisation sont les seuls garants pour assurer une meilleure gestion des différences et par conséquent assurer une stabilité politique.«
La révolution égyptienne du 25 janvier 2011 ainsi que les mouvements sociaux continus ont conduit à la réémergence de concepts tel que « l’éducation civique ». D’après vous, quelle définition peut-on donner à ce concept, quelles sont ses dimensions et comment peut-on en bénéficier pour réaliser une stabilité politique?
L’Etat civil[1] signifie que la société ne soit gouverné ni par une élite militaire ni par une élite religieuse. Après la révolution du 25 janvier 2011, les Egyptiens ont commencé à parler de la démocratisation de l’Etat égyptien. Mais avant de parler de la démocratie, il faut parler de l’Etat civil, autrement dit, que celui-ci soit gouverné par des représentants de la société civile dont la légitimité est fonction du scrutin et des élections. L’éducation civique est essentielle car le citoyen égyptien n’est pas familiarisé avec des concepts tels que la citoyenneté, l’Etat civil et l’importance de la société civile. La stabilité politique ne se réalise que par des règles du jeu qui gèrent les différences. Chaque société se compose de factions qui diffèrent sur la base de la religion, de l’ethnicité ou de l’appartenance politique. Le but ultime ce n’est pas de mettre fin à ces différences -seuls les Etats fascistes les éradiquent par la force- mais de parvenir à les gérer. De mon point de vue, l’Etat civil et la démocratisation sont les seuls garants pour assurer une meilleure gestion des différences et par conséquent une stabilité politique. Ce processus est la responsabilité de l’élite politique dans son sens large représentée par des personnalités publiques, des intellectuels, des artistes…
Quel rôle joue l’université dans la promotion de l’éducation civique?
A mon sens l’université joue trois rôles principaux. Premièrement, le soutien aux initiatives indépendantes de la part des membres du corps professoral et des étudiants. Comme la campagne de « Watan Wahed/Une seule patrie », proposée par un ensemble d’étudiants de la Filière francophone ou « Masr El-Baheya/La brillante Egypte » dirigée par des membres du corps professoral. Il ne s’agit pas d’initiatives nécessairement institutionnelles mais qui visent une amélioration du niveau de sensibilisation politique de la population égyptienne. Par ailleurs, l’université joue un rôle institutionnel à travers des campagnes bien structurées qu’elle lance dans la société. Enfin, le dernier rôle mais également le plus important constitue un vrai défi. L’université pourrait présenter pour la société un modèle de gestion des différends à travers un mécanisme démocratique bien défini comme par exemple le choix du président d’université et des doyens des facultés à travers un processus électoral, la tolérance des différents tendances et courants intellectuels et politiques à l’Université sans jamais exclure une personne sur la base de différences idéologiques.
Que pensez-vous de l’activité politique des étudiants? Quel rôle joue l’université en général et la Faculté d’Economie et de Sciences politiques en particulier à cet égard?
Je suis contre la politisation de l’Université en tant qu’institution académique. Il existe une différence entre l’Université comme lieu où les étudiants peuvent y exercer une activité politique et l’Université comme instrument politisé exploité par une organisation, un groupe ou un parti politique. Je suis tout à fait contre l’idée que l’Université en tant qu’institution académique fasse partie d’un conflit politique. Et par conséquent je m’oppose aux étudiants qui essayent d’entrainer l’université dans des confrontations politiques qui touchent à son indépendance.
La faculté en tant qu’institution a essayé de jouer un rôle efficace. Elle organise chaque année deux conférences qui publient des recommandations et des études prises au sérieux de la part des décideurs politiques en Egypte. Cependant, du fait de la situation actuelle, nous pouvons dire que la faculté n’a réalisé qu’un succès relatif. Je remarque toutefois que depuis 2011 le rôle assumé par la faculté a changé. D’une part, la faculté s’est dotée d’une nouvelle génération d’enseignants qui appliquent de nouvelles méthodes d’enseignement basées sur l’interaction et la préparation des étudiants pour devenir des membres impliqués dans leur société. Après la révolution, je constate une tendance à modifier le contenu des matières enseignées et à se pencher de plus en plus vers l’établissement d’un lien entre théorie et pratique. Pourtant une des entraves à cette évolution est la domination de la production scientifique occidentale. Le deuxième changement concerne la nature des activités pratiquées. Dans les années 1990 il était uniquement permis aux étudiants d’exercer des activités sociales et il était strictement interdit d’exercer une activité politique, sauf si celle-ci s’exerçait sous l’autorité du Parti national démocratique qui gouvernait le pays. Cette situation n’était que le reflet de l’état de la société égyptienne dominée par un seul parti politique. Eu égard au rôle de l’Université, nous pouvons dire qu’un changement relatif est perceptible. Le recrutement des responsables administratifs comme les doyens se fait sur une base démocratique par élection et non plus par nomination comme c’était le cas auparavant. Mais la situation s’est dégradée lors de l’arrivé des frères musulmans au pouvoir et leur désir d’imposer la saisie judiciaire. Actuellement, nous assistons à une sorte de restriction des activités de l’Université sous prétexte de raisons sécuritaires.
Pensez-vous que les activités politiques des étudiants soient limitées?
A mon avis, il existe des limites qui s’imposent d’une manière indirecte. Je suis actuellement le conseiller du comité culturel de l’union des étudiants de la Faculté d’Economie et de Sciences politiques et personne ne m’a jamais demandé d’arrêter une de nos activités. Par contre les médias égyptiens sélectionnent certains actes et les mettent en évidence comme les manifestations des étudiants appartenant au courant « Etudiants anti-coup ». Parfois l’administration de l’Université intervient indirectement pour restreindre certaines activités. Personnellement je crains que ce pouvoir ne soit exercé dans le futur, d’une manière plus arbitraire, non pas par l’administration de l’Université mais par une haute entité souveraine.
« Il existe une différence entre l’Université comme lieu où les étudiants peuvent y exercer une activité politique et l’Université comme instrument politisé exploité par une organisation, un groupe ou un parti politique. »
Vous avez mentionné la campagne « Watan Wahed/Une Seule Patrie » dont vous êtes le conseiller, pouvez-vous nous donner plus de précisions?
L’initiative est apparue dans un moment critique au mois de septembre dernier après la destitution du président Mohamed Morsi. La société égyptienne s’est gravement divisée entre ceux qui prônent la légitimité d’un président élu et ceux qui soutiennent la feuille de route de l’actuel gouvernement intérimaire. Ce groupe de jeunes a pour objectif d’unir les différentes factions de la société égyptienne. La tentative vise l’intégration et la réconciliation sociétale et n’a aucune dimension politique. Les étudiants travaillent au niveau de l’université et de la société égyptienne. Ils cherchent à inviter des personnalités publiques et des représentants des différents partis et courants politiques. Malheureusement ils rencontrent beaucoup de difficultés et leur initiative a été rejetée par un certain nombre de ces personnalités. Toutefois j’ai confiance en leur capacité à réaliser leur objectif.
Les universités en Egypte, surtout l’Université du Caire, ont toujours été un lieu de manifestations pour les mouvements étudiants. Comment évaluez-vous la situation actuelle?
Nous avons actuellement un mouvement étudiant fort et influent. Mais ce qui gâche ces mouvements, c’est la politisation et la manipulation des étudiants. Par exemple, l’exploitation de groupe « Etudiants anti-coup » par des courants politiques. Par principe je suis pour le droit de ces étudiants d’exprimer leurs avis et leur tendance politique. Pourtant je n’accepte pas le fait que leurs activités portent atteinte à l’indépendance de l’Université. Par exemple lorsqu’ils dépassent les limites du campus universitaire et confrontent les forces de sécurité. Je suis tout à fait favorable à la diversification des courants étudiants. Le mouvement étudiant restera fort s’il incarne l’indépendance de l’Université.
Quel est le poids de l’Union des étudiants ?
Je n’ai pas suffisamment d’informations à propos de l’union des étudiants de l’Université du Caire. Par contre, celle de la Faculté d’Economie et de Sciences politiques est vigoureuse et efficace. En comparant l’état de l’union des étudiants dans les années 1990 avec celui d’aujourd’hui, je constate qu’auparavant l’Union n’était qu’un simple ensemble d’étudiants alliés au régime en place tandis qu’aujourd’hui, je peux dire qu’elle travaille uniquement pour l’intérêt des étudiants, leurs besoins et leurs demandes.
« La restriction des libertés conduit sans doute à trois résultats négatifs : l’immigration, l’absence d’appartenance à la patrie et le terrorisme. »
Quels sont les courants qui dominent la scène des mouvements étudiants? Lesquels sont les plus influents? Anticipez-vous un changement dans les rapports de force?
Il y a une grande diversité au sein des mouvements étudiants mais les médias égyptiens se concentrent sur une catégorie spécifique de ces mouvements pour des raisons politiques. Pourtant il y a différents courants : les étudiants indépendants, la forte Egypte, les libéraux et les socialistes révolutionnaires…. Evidemment, le courant des « Etudiants anti-coup » est politisé. Des rumeurs affirment l’affiliation des étudiants libres au courant des frères musulmans pourtant d’après mes informations, il s’agit d’un mouvement indépendant. Les autres courants sont également indépendants. Même si certains d’entre eux respectent les agendas de leur organisation ou parti politique, ils réagissent indépendamment sans attendre des ordres dictés. Pour l’instant, le courant dominant est celui des frères musulmans ou « Etudiants anti-coup », car ils sont les mieux organisés et les plus actifs. A mon avis leur attitude continuera à s’accentuer jusqu’à la militarisation pour des raisons de sécurité complète de l’Etat égyptien. Leur objectif est de renforcer la position de l’armée pour prouver qu’ils ont raison.
La question du retour des forces de sécurité au sein du campus universitaire suscite un grand débat. Qu’en pensez-vous?
Je parlerai d’après mon expérience. Le problème n’a jamais été la présence de ces forces mais le fait qu’elles étaient une partie intégrante du processus de prise de décision à l’Université. Par exemple pour que je sois recruté en tant qu’assistant, il fallait obtenir l’autorisation des services de sécurité nationale. Je comprends l’importance de la présence de ces forces surtout durant cette phase instable et insécurisée mais je suis également conscient qu’avec le temps ces forces exerceront à nouveau leur ancien rôle et que nous resterons enfermés dans ce cercle vicieux.
Comment expliquez-vous l’état d’indifférence parmi certains jeunes malgré la révolution?
Après la révolution du 25 janvier, le plafond des attentes a été relevé au maximum tandis que la réalité vécue par les Egyptiens depuis 2011 est très frustrante. Ces jeunes frustrés peuvent constituer une sorte de danger pour la sécurité nationale si l’Etat échoue à les intégrer de nouveau à la société. Etant donné que ces jeunes souffrent de manque de sentiment d’appartenance à leur patrie et de citoyenneté, ils sont facilement exposés à la polarisation externe par exemple des services de renseignements étrangers qui pourraient les recruter à leur avantage. Pourtant il est important de ne pas restreindre les droits et les libertés des citoyens sous le prétexte de la protection contre des complots étrangers qui pourraient réussir en exploitant des lacunes telles que l’absence de patriotisme, de citoyenneté et d’appartenance et le sentiment d’allégeance. La restriction des libertés conduit sans aucun doute à trois résultats négatifs : l’immigration, l’absence d’appartenance à la patrie et le terrorisme tel qu’il se produit actuellement.
Entretien réalisé par Nahed AlaaEldin Shalan