Au cours des derniers mois, le printemps arabe, et les aspirations au changement politique qu’il a exprimées, ont générée un débat sur le « modèle turc ». Pays musulman, la Turquie connaît en effet un régime politique pluraliste, depuis le début des années 1950 et, pendant la dernière décennie, elle est parvenue à éloigner l’armée de la sphère politique. On comprend donc que son expérience puisse retenir l’attention au Moyen-Orient. Mais est-elle bien un exemple à suivre pour des pays arabes en révolte, qui n’ont peut-être pas besoin de modèle ?
De quel modèle parle-t-on ?
Ce n’est pas réellement la première fois que ce pays musulman atypique, situé au carrefour de plusieurs aires culturelles, devient une référence. Dans l’entre-deux-guerres, la « Turquie moderne » de Mustafa Kemal Atatürk a été montrée en exemple, notamment du fait des réformes de modernisation et la laïcisation qu’elle avait entreprises. Par la suite, pendant la Guerre froide, prenant le contre-pied du mouvement des non-alignés, elle apparaîtra comme un pays en développement qui, alliée du bloc occidental, essaye laborieusement de développer un système démocratique libéral, entre deux coups d’Etat militaires. Pourtant la Turquie, que le monde arabe regarde aujourd’hui, est plutôt celle de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan qui, arrivé au pouvoir en 2002, est issu à l’origine de la mouvance islamiste, mais se définit de nos jours comme « conservateur-démocrate ».
L’engouement pour le « modèle turc » a commencé avant le printemps arabe. Plus que son système politique, ce sont d’abord les succès économiques de la Turquie et sa capacité à accélérer les échanges commerciaux dans la région, qui ont éveillé l’intérêt du monde arabe. Ce à quoi s’est ajouté un changement de plus en plus perceptible de la politique étrangère d’Ankara, désormais largement ouverte sur son voisinage moyen-oriental et généralement sans concession à l’égard d’Israël (notamment après le One minute de Davos, en 2009, ou l’arraisonnement meurtrier du Mavi Marmara, en 2010). Les effets de ces mutations économiques et diplomatiques ont été probablement amplifiés aussi par ceux du nouveau soft power turc. Les feuilletons télévisés turcs ont obtenu un succès spectaculaire dans le monde arabe et la Turquie, pays qui est désormais plus donneur que receveur de l’aide internationale, développe une politique active de coopération dans les aires géographique qui l’entourent.
Les ambiguïtés du « modèle turc »
Deux sondages du Think Tank turc TESEV, réalisés à un an d’intervalle dans le monde arabo-musulman (en 2010 et 2011), à propos de la perception qui y est celle de la Turquie, montrent néanmoins que les opinions ont évolué, et que ce n’est pas seulement la success story économique turque qui est admirée, mais aussi le régime politique qui l’accompagne. Dans ce pays, de longue date, le verdict des urnes est respecté, les différents segments de la société participent à la vie politique et l’Etat de droit, en dépit d’imperfections, n’est pas un vain mot. Autant d’acquis qui sont enviés par des peuples arabes, qui viennent juste de secouer le joug qui les a dominés pendant des années.
Pourtant, pour un certain nombre de raisons, cette expérience turque demeure inachevée. Après 30 ans d’une guerre civile larvée, qui a fait près de 40 000 morts et provoqué l’exode de plus d’un million de personnes, la question kurde n’est toujours pas résolue et fait encore des victimes chaque semaine. La multiplication récente d’arrestations de journalistes fait craindre également une rigidification du pouvoir actuel et le recul d’un certain nombre de libertés. Certes, ces dérives peuvent paraître mineures, lorsqu’on les compare à l’autoritarisme et à l’arbitraire qui ont sévi dans beaucoup de régimes arabes pendant de longues années et qui perdurent parfois. Toutefois, elles ne sauraient être ignorées ou minimisées.
Les pays arabes doivent faire leurs propres expériences
Sans doute l’expérience turque, qui a réussi à intégrer la mouvance islamiste dans son système représentatif, sans remettre en cause pour autant une Constitution qui ne reconnaît pas de religion dominante et préserve l’existence d’un droit séculier respectant toutes les croyances, est-elle un exemple à méditer. Cette situation est pourtant le fruit d’une longue histoire, propre à la Turquie, qui ne peut être artificiellement reproduite ou importée par les pays arabes. Ces derniers devront faire, à leur tour, leurs propres expériences de façon à garantir les libertés individuelles et collectives, à réduire les inégalités sociales qui gênent l’exercice d’une pleine citoyenneté, et à mieux faire respecter les droits des femmes. Nous ne sommes qu’au début de cette aventure. Mais à l’heure où l’on célèbre le premier anniversaire du printemps arabe, il est sûr que rien ne sera plus comme avant et qu’en ce sens une révolution a bien commencé.
Jean Marcou, professeur à l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Grenoble (France), est chercheur associé à l’Institut français d’Etudes Anatoliennes (IFEA) d’Istanbul (Turquie). Il a été directeur de la Filière d’Economie et de Science politique de l’Université du Caire de 2000 à 2006. Il a publié récemment deux articles sur le « modèle turc » :
– « Le modèle turc controversé de l’AKP », in Moyen-Orient, N°13, janvier-mars 2012, p. 38 à 43.
– « Les multiples visages du modèle turque » in Futuribles, N°379, 5-22, novembre 2011, p. 5 à 22