Sultan Abo-Ali, ancien ministre de l’économie et du commerce extérieur entre 1985 et 1986, et spécialiste en économie (doctorat en philosophie de l’économie, Université de Harvard en 1965) nous présente dans cet article une analyse des Sukuk comme outil de financement.
La question des Sukuk ou « titres de financement » a récemment suscité une vive polémique en Egypte, alors qu’ils sont utilisés depuis plusieurs années dans des pays occidentaux, quelques pays du Golfe et d’autres pays. Qualifiés au départ d’islamiques afin de les différencier d’autres outils de financement considérés comme non conformes aux normes islamiques (comme les obligations), les Sukuk ont fini par perdre leur adjectif « islamique » (projet refusé par la commission des grands Ulima’a de Al-Azhar en janvier 2013). La philosophie qui sous-tendait cette formulation était d’éviter les formes de prêt avec usure interdit par l’islam et que certains considèrent comme équivalente au taux d’intérêt.
Que sont en réalité les Sukuk ? D’un point de vue linguistique, le Sukk (singulier de Sukuk) correspond à un document entre deux parties tel qu’un contrat de propriété entre deux parties. D’un point de vue financier, les Sukuk sont un outil de financement de différentes opérations, limité par des conditions précises. D’après le projet de loi no 10 de mai 2013, les Sukuk sont des titres nominatifs issus pour une durée déterminée dans le cadre d’une offre publique ou d’une offre privée et qui accordent à son propriétaire une part des actifs publics. Ces Sukuk peuvent être émis par le gouvernement, des institutions publiques, des administrations locales ou des personnalités juridiques publiques – c’est-à-dire au sens large, le gouvernement et le secteur public (Art.1). Les gouvernements, les institutions publiques et les gouvernorats peuvent émettre des Sukuk en contrepartie d’usufruits d’actifs immobilisés détenus par l’Etat (Art.3).
Les Sukuk se différencient des obligations ordinaires et des actions. D’une part, ils ne constituent pas des obligations ordinaires qui impliquent une dette sur son émetteur. Et d’autre part, alors que les actions constituent une part dans le capital d’une entreprise tant qu’elle exerce son activité, les Sukuk constituent une part représentative de la propriété uniquement pour une durée et pour une activité déterminées. Les Sukuk permettent-ils de réaliser des rentabilités plus élevées que les obligations et les actions ? Cela dépend car les Sukuk peuvent impliquer des pertes du fait que leur propriétaire participe aux pertes comme aux bénéfices (Art. 12 du projet de loi n°10).
« La question est de savoir si l’Autorité du Canal de Suez peut financer certaines de ces activités par l’émission de Sukuk sans en céder la propriété qui revient au peuple égyptien. La réponse est positive. »
De nombreux citoyens égyptiens craignent – et ils en ont parfaitement le droit – que le Canal de Suez soit vendu à travers l’émission de Sukuk. La question est de savoir si l’Autorité du Canal de Suez peut financer certaines de ces activités par l’émission de Sukuk sans en céder la propriété qui revient au peuple égyptien. La réponse est positive. Supposons que l’Autorité du Canal souhaite approfondir le Canal de Suez de 10 mètres, et que ce projet coûte 20 milliards de dollars. D’après une étude de faisabilité, le taux de rentabilité attendu des souscripteurs à travers les Sukuk dans cette part du projet serait de 5%, après maintien pour l’Autorité du Canal de ses droits légaux en la propriété du Canal. Dans ce cas l’Autorité du Canal peut émettre des Sukuk ayant ce même taux de rentabilité par exemple pour 8 ans à condition que le montant de la valeur des Sukuk soit remboursé après cette période. L’Autorité du Canal cède-t-elle ainsi la propriété du Canal ? La réponse est non dans la mesure où la valeur de cet approfondissement est négligeable en comparaison avec la valeur totale des actifs du Canal détenus par l’Autorité. Celle-ci pourrait rembourser la valeur des Sukuk par d’autres ressources financières à condition que cela soit mentionné explicitement dans la note d’émission. Cette dernière pourrait inclure que le Sukk participe dans le profit et la perte et que le taux de rentabilité soit fixé selon le résultat de l’activité. Il se pourrait alors que le propriétaire du Sukk n’obtienne pas de rentabilité pendant une année donnée en cas de récession internationale et que le projet d’approfondissement ne réalise aucun bénéfice. Ceci représente des risques communément connus lors de la prise de décision en matière d’investissement.
Les Sukuk représentent-ils une forme de privatisation ? La réponse explicite est qu’il s’agit d’une des formes de privatisation. Mais pourquoi certains affirment-ils le contraire ? Cela est dû à la mauvaise réputation de la privatisation héritée de l’ancien régime avant la révolution du 25 janvier 2011, qui a accru le taux de chômage et conduit à d’énormes pertes de ressources pour le trésor public à cause de la vente d’entreprises publiques à des valeurs inférieures à leur juste valeur et au monopole de certains dans des secteurs portant préjudice aux consommateurs. Il s’agit alors de privatisation nuisible. La privatisation utile préserve, elle, les recettes de l’Etat, encourage la concurrence, augmente le taux de croissance du PIB en augmentant le niveau d’exploitation des projets et crée de nouvelles opportunités d’emploi grâce à l’expansion et la création des nouveaux projets. A titre d’exemple, je peux citer les opérations de privatisation réussies en Angleterre et qui ont conduit au développement de l’économie britannique.
En conclusion, je soutiens l’émission de Sukuk comme nouvel outil de financement. Il faut toutefois être lucide car il s’agit bien d’une des formes de la privatisation et que sa rentabilité peut être supérieure ou inférieure à celle des obligations. Si les Sukuk sont correctement négociés cela ne conduit pas à la cession de propriétés publiques stratégiques.